L’anatomie est un outil que l’on peut mettre au service du yoga. Tant qu’à faire une posture, autant qu’elle soit adaptée à notre corps… L’anatomie est source d’incompréhension, de désaccords, et lorsque l’on n’est pas au cœur de ces débats je trouve qu’à force d’entendre tout et son contraire il est difficile d’y voir clair, que l’on soit pratiquant de yoga ou enseignant.

Muriel, qui est kinésithérapeute, ostéopathe, passionnée de yoga et formatrice en anatomie pour les enseignants de yoga, pour a accepté de répondre à quelques questions au sujet de l’anatomie, du yoga, du corps.

Pour prendre connaissance de son travail, visitez son site adaptersonyoga.com, très fourni en articles, podcasts et vidéos autour de ces sujets.

Vous pouvez retrouver cet article en vidéo sur ma chaîne Youtube Dharma Yoga et en podcast sur l'émission Au cœur du yoga !

 

Les postures de yoga sont-elles adaptées à nos corps ?

Samantha : Quand on a suivi une formation de yoga ne comprenant pas de modules approfondis en anatomie, comment aborder la posture ? Comment faire lorsqu’une posture n’est pas respectueuse du corps, comment réconcilier les enseignements traditionnels et nos connaissances actuelles en anatomie ?

Muriel : Je suis pratiquante de yoga, kinésithérapeute et ostéopathe, pas professeur de yoga, mais j’ai une expertise

Je cherche comment il est possible d’améliorer sa santé par le yoga et adapter le yoga à tous les publics.

Tu me demandes si certaines postures ne respectent pas les alignements : en réalité, assez peu de postures posent problème, à part une, très commune, qui est celle de virabhadrasana A, posture du guerrier. Le genou de la jambe arrière me pose question : je ne l’enseigne jamais avec le talon au sol et en rotation externe de la jambe arrière : je propose une fente haute en respectant l’axe du bassin avec l’appui sur les orteils.

Il y a toujours des adaptations permettant de proposer les postures à tout le monde.

Certaines postures m’ont paru inadaptées les premières fois, par exemple le poisson (matsyasana), j’ai mis du temps à comprendre cette posture surtout telle qu’elle est pratiquée en ashtanga, avec les deux jambes surélevées. Un enseignant me l’a présentée comme une posture d’équilibre, une sorte de bras de levier entre le poids des jambes et la lordose lombaire, il y a peu de contraintes, c’est juste une posture d’équilibre, de balancier. J’ai donc réessayé et effectivement, je sens que la posture est fluide, sans contrainte. Donc sur le guerrier A, je garde la même attitude ouverte : je n’ai peut-être pas encore compris cette histoire de genou arrière.

Paschimottanasana et shirshasana

Samantha : le guerrier A fait justement partie des postures qui sont apparues récemment, elle n’est pas présentée dans les traités de hatha yoga. J’avais en tête deux postures qui me questionnent : paschimottanasana (posture de la pince) et shirshasana (posture sur la tête). Peux-tu nous éclairer sur ces postures ?

Muriel : Pour paschimottanasana, il faut au moins la proposer avec les genoux fléchis, avoir une antéversion du bassin. Certains élèves raides ne pourront pas, même avec les genoux fléchis, faire cette antéversion. C’est très fréquent. Dans ce cas, il ne faut pas hésiter à ajouter un support. C’est une posture sur laquelle il n’y a pas d’interdit, il faut juste bien placer le bassin au départ. Mais il est vrai que la posture finale est trop exigeante pour beaucoup de pratiquants. Il vaudrait mieux proposer une alternative comme dandasana (posture du bâton) par exemple.

Pour shirshasana, c’est comme pour le poisson. La première fois que j’ai vu cette posture, j’ai pensé que ce n’était pas adapté. La première fois que j’ai pris cette posture au bout de trois ans de pratique, j’avais la capacité de le faire, la force pour l’aborder. Le problème est la non progressivité, ou le fait que les enseignants ne sont pas assez exigeants, les élèves doivent construire la posture.

Entre enseignement traditionnel et respect du corps

Samantha : Dans certains courants de yoga, on donne moins d’importance au corps, partant du principe que ce n’est pas l’essentiel, la dimension spirituelle prenant le dessus. Comment faire dans ce cas pour enseigner tout en respectant le corps ?

Muriel : Je m’oppose à ce genre de pratique, pour moi c’est choquant. J’ai participé à des cours de yoga où on me propose la charrue (halasana) en deuxième posture, et pourtant j’ai l’habitude. Je déconseille ce genre de cours à mes patients, il n’y a pas de progressivité. Pour moi, le côté énergétique ne compense pas, mais il faut comprendre d’où je viens ! Je suis kiné, j’ai le sens du respect du corps et pour moi ce n’est pas respectueux du corps physique de s’engager directement dans des postures avancées sans échauffement.

Samantha : tu proposes un échauffement en début de séance ?

Muriel : oui, toujours, que ce soit dans mes cours ou dans ma pratique personnelle. Le matin on est plus raide et il faut s’échauffer plus longtemps. Là encore, c’est ma vision de kiné.

Il y a nous, nos corps sont habitués, il y a une certaine tolérance aux pratiques avancées sans échauffement, surtout quand on a moins de quarante ans. Mais il faut se mettre à la place de la personne qui vient nous voir, qui est sédentaire, dont le corps n’a pas la même tolérance, on ne peut pas les faire entrer directement dans des postures intenses. Il faut proposer des postures abordables suivant le niveau de la personne. On peut commencer avec tadasana ou des postures comme un guerrier B pour préparer le corps, cela peut faire office d’échauffement. Mais pour moi, c’est étonnant de ne pas tenir compte de la progressivité du travail postural dans une séance de yoga.

L’asana, un outil au service du corps

Samantha : Dans quel cadre transmets-tu le yoga ?

Muriel : J’enseigne le yoga uniquement à des patients qui viennent me consulter pour des soins et à qui je propose à un moment un cours collectif. C’est important à un moment de les sortir du soin, du cocon, de la consultation chez le kiné en individuel pour leur montrer que même au sein d’un petit cours collectif ils peuvent pratiquer.

Ça aide aussi à travailler la confiance en soi de pratiquer en groupe. Lorsque je me suis installée en tant que kiné je proposais des cours de gymnastique douce, et puis j’ai démarré le yoga, un yoga assez dynamique avec l’ashtanga au départ. Je voyais que les patients respiraient mal, et les patients n’étaient pas concentrés, ils parlaient lors des cours, je les ai donc amenés à se centrer.

De fil en aiguille, je suis allée de plus en plus vers quelque chose qui ressemble au yoga, mais je ne prétends pas enseigner le yoga. Je propose une pratique posturale dans un but thérapeutique. Je vois ce dont la personne a besoin et je lui propose une posture. Disons que je propose une gym librement inspirée du yoga. Le yoga est pour moi un outil parmi tant d’autres.

Je peux utiliser la posture, la respiration, la concentration et la relaxation notamment en fin de séance. Pour la relaxation, j’ai mis du temps à y venir, mais je trouvais que ça me faisait tellement de bien quand je pratiquais, je pensais que ce n’était pas le rôle du kiné de proposer cela.

Samantha : cette proposition d’aller vers la relaxation a donc été bien reçue ?

Muriel : on ne peut pas dire ça… J’avais sous-estimé à quel point il était difficile d’aller vers cette relaxation, beaucoup de patients ont eu des difficultés, ça a bien mis un an ou deux pour fonctionner chez certaines personnes. Il y a des choses qui nous paraissent simples, comme inspirer par le nez, mais qui sont très difficiles pour certaines personnes. Je pense que souvent, les enseignants de yoga sous-estiment la difficulté rencontrée par leurs élèves. Mais plus le professeur est expérimenté, plus il a conscience des difficultés. Il y a des jeunes profs de yoga qui ne comprennent pas que rester assis au sol sur un tapis puisse poser problème. La peur du plat ventre sur un tapis de yoga fin va freiner certaines personnes.

Samantha : d’accord, mais les personnes qui viennent te voir rencontrent souvent des difficultés physiques.

Muriel : effectivement, j’ai un gros biais ! J’accueille vraiment un public fragile, les personnes qui ne peuvent pas suivre un cours classique.

Samantha : les personnes qui ne sont pas en mesure de suivre un cours classique ne restent pas, de toute façon.

Muriel : quand je pratique l’ashtanga, je vois quand même un public que je ne laisserai pas là. Il y a des gens qui persévèrent, et je vois que ce n’est pas juste pour leur corps, je pense qu’il y aurait des pratiques plus adaptées pour eux.

Le yoga n’est pas fait pour tout le monde. Je propose à certains patients d’autres moyens d’accéder à leurs corps comme le chant. C’est déjà une manière de se connecter au corps, à la respiration, aux autres. Et il y a plein de gens qui améliorent leur mal de dos par la chorale ! Et il y a d’autres patients, ce sera la course à pied ou le crossfit, il faut savoir piocher dans tous les outils que nous avons à notre disposition.

L’anatomie, une vérité ?

Samantha : Pourquoi l’anatomie est-elle enseignée différemment d’une personne à l’autre ? Pourquoi y a-t-il des controverses ?

Muriel : nous sommes tous très différents à l’extérieur, nous sommes donc tous très différents à l’intérieur. Dans l’anatomie descriptive (un anatomiste qui a disséqué) on ne va pas observer les mêmes choses qu’un autre. Ensuite, on n’utilise pas tous le même nombre de plans. Si je prends les muscles du dos par exemple, on les décrit avec 4 ou 5 couches, on ne retrouve pas dans tous les livres la même anatomie de description. Ensuite, il y a des différences dans l’interprétation. Les études sont toujours réalisées sur un petit nombre de modèles (10-12 personnes) et il y a souvent des biais d’analyse, il est très difficile de trouver des études carrées, elles sont donc toujours opposables. Les études scientifiques plus précises sont réalisées en labo et non sur l’humain, donc on se demande toujours si ce sera transposable à l’humain. Il est donc difficile d’avoir un consensus fort.

Tu fais peut-être allusion à la controverse actuelle sur la flexion lombaire, qui n’est pas propre au monde du yoga. On se demande par exemple si paschimottanasana, dos rond avec les jambes tendues, on peut le faire. Ça effectivement ça ne fait pas consensus. Certains auteurs proposent de prendre la posture avec les lombaires alignées, d’autres avec un dos rond en créant un espace entre la ceinture scapulaire et le bassin pour ne pas avoir de tassement…

De mon côté, j’entraîne mes patients à faire des dos ronds jambes tendues parce que dans la vie quotidienne il y a toujours un moment où l’on se retrouve dans ce type de position et si tu ne le fais jamais, c’est là où tu te fais mal.

Samantha : Tu pars du principe que ce que tu travailles avec tes patients les prépare à leur vie quotidienne. Mais on pourrait aussi se dire que ce type de mouvement n’est pas physiologique et qu’il faut tout simplement arrêter de le faire ?

Muriel : ça ne marche jamais, ça ! Il y a toujours un moment où on se fait avoir. En tant que kiné, très souvent les patients m’appellent car ils se sont bloqués en attrapant leur sac à main à l’arrière de la voiture, un ticket de parking, en balayant, en éternuant… Si on ôte certains mouvements de nos vies, le jour où il faut le faire, on se fait mal. Je suis vraiment pour la libération du mouvement. Quand je vois un patient qui prend d’infinies précautions pour enfiler ses chaussettes, je l’aide à retrouver une motricité normale.

Proposer des cours de yoga collectifs adaptés à tous

Samantha : Comment gères-tu des groupes d’élèves avec des niveaux très différents ?

Muriel : Je ne propose des cours qu’en très petits groupes (3 ou 4 personnes) organisés par niveau, et je n’accueille qu’un nouveau à la fois. Avec davantage d’élèves, il faut éduquer les élèves, ne serait-ce que leur indiquer leur type de morphologie et les répartir dans la salle ne fonction de leur niveau ou de leur morphologie. Ça permet de ne pas se décourager, mais aussi de mieux mémoriser les variations adaptées à chacun. Chacun va trouver son propre alignement.

Samantha : La plupart des professeurs de yoga ont des connaissances très limitées en anatomie, comment bien accompagner les élèves malgré tout ?

Muriel : souvent, vous connaissez les bons alignements. Il y a ensuite quelques règles simples à respecter. Il faut observer ses élèves, observer leur respiration, voir si la personne est bien dans la posture ou si elle force, c’est le meilleur guide. Sinon, je ne laisse jamais les compensations s’exprimer. Par exemple dans paschimottanasana, si la consigne est de porter la tête vers les genoux et que certains élèves se placent en étirement cervical, c’est une manière de réduire l’étirement… Là, je vais corriger ce genre de chose.

Démarrer le yoga sur conseil de son kiné, est-ce une bonne idée ?

Samantha : Depuis quelques années, de plus en plus d’élèves intègrent les cours de yoga sur conseil de leur kiné. De mon côté, je n’ai pas choisi d’être kiné. Je peux amener quelques outils, mais ce n’est pas mon métier. Que penses-tu de cette tendance ?

Muriel : Quand un kiné t’envoie quelqu’un, il n’attend pas que tu le soignes, il veut que cette personne ait une activité physique. Il n’attend pas que tu soulages le mal de dos, il attend que le patient commence à se prendre en charge, qu’il aille vers un début de gestion de la respiration, du corps, des émotions. De mon côté en tant que kiné je n’en peux plus d’avoir des patients qui veulent que je les soigne, mais qui ne changent rien à leurs habitudes de vie. Ils veulent que je répare telle ou telle chose, mais eux-mêmes ne se prennent pas en charge. Les enseignants de yoga peuvent ainsi être des relais, parfois le problème ne se résout pas uniquement chez le kiné : parfois ce sera au yoga, parfois à la chorale, parfois chez le psy…

Samantha : C’est difficile quand on est passionné par une discipline d’accueillir de plus en plus de personnes qui n’ont aucun intérêt pour le yoga et qui viennent par obligation.

Muriel : je suis étonnée de ta réaction, tu dis souvent que chacun vient au yoga par une porte d’entrée différente ! Même si la porte d’entrée c’est soulager un mal de dos, tant mieux !

Samantha : Le problème, c’est que c’est maintenant la principale porte d’entrée. On se retrouve face à des personnes qui n’ont aucun intérêt pour le yoga, qui se replacent dans cette position passive.

Muriel : la HAS (Haute Autorité de la Santé) parle du soin comme d’une action sur le corps physique, le corps émotionnel et le corps mental. Ceux qui pensent soigner leur dos en ne faisant que des exercices doivent savoir que cela ne fonctionnera qu’en cas de déficit musculaire. Pour les personnes qui sont sujettes au stress, ça ne suffira pas. La douleur c’est ce qu’on sent, ce qu’on ressent (l’émotion qu’on a liée à cette douleur) et c’est ce qu’on en sait (ce qu’on nous en dit). Il est important d’avoir un discours rassurant, bannir le vocabulaire qui fait peur et travailler sur le cadre émotionnel par rapport à la douleur. Les enseignants de yoga peuvent faire passer ces messages, insister sur le fait que le mal de dos n’est pas QUE physique.

Avec mes patients j’utilise souvent l’image de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le vase peut être rempli par une relation difficile, par un problème digestif, un manque de sommeil… Par des choses qui vous semblent peut-être très loin de votre mal de dos. Un jour, vous vous penchez pour ramasser vos clés et le mal de dos se déclenche. Votre corps a seulement atteint sa capacité maximum d’adaptation, c’est pour cela que la douleur reste. Si on vide le vase, si on règle les problèmes d’insomnie par exemple, on va améliorer la capacité du dos à supporter les contraintes mécaniques. Donc l’élève qui vient à ton cours de yoga et qui te dit « le pranayama ça ne sert à rien, le nidra j’en ai rien à faire » n’a rien compris à la manière de soigner son mal de dos. Si le kiné t'envoie ces patients c’est qu’il sait que le yoga va les aider à déstresser.

Samantha : Moi aussi j’ai débuté le yoga pour résoudre un problème de stress donc je ne rejette pas cette vision des choses. Seulement, je vois parfois des personnes qui viennent aux cours depuis plusieurs années et qui n’y trouvent ni intérêt ni plaisir.

Muriel : Je comprends, mais la rééducation, c’est souvent aller vers ce que l’on n’aime pas. C’est ce qui s’est passé avec mes patients très anxieux, les premières fois où on leur propose de la relaxation, ça ne fonctionne pas du tout. Et c’est le fait d’aller vers ces activités qui va améliorer la santé.

Les kinés ont dans leurs patients beaucoup de personnes déprimées et anxieuses. Les gens viennent nous consulter à propos du physique, et moi je leur demande quel est leur niveau de stress. Souvent ils répondent qu’ils sont très stressés, mais pensent qu’il n’y a rien à y faire. Je leur demande ce qu’ils ont déjà essayé, souvent ils n’ont rien testé. Le fait que ce soit une blouse blanche qui propose fait qu’ils acceptent plus facilement de tenter de travailler sur la réduction du stress dans l’optique de résoudre leurs problèmes physiques. C’est en cela que le yoga est sans doute l’une des disciplines les plus thérapeutiques, le champ d’action est très vaste entre le travail sur le corps, le travail respiratoire, la méditation, la relaxation… Cela permet une prise en charge holistique de la personne et il y a peu de disciplines qui sont aussi complètes. Mais il y a quand même des champs que le yoga n’aborde pas. On pourrait « reprocher » au yoga de ne pas proposer de travail cardiovasculaire. Pareil au niveau du travail proprioceptif, il y a peu de travail de déplacement en équilibre, pas de saut… ça ne peut pas régler les problèmes de tout le monde.

Samantha : Dans ce que tu dis, je note que le monde médical et paramédical est bien conscient des interactions entre le corps, les émotions et le mental et les patients sont encouragés dans le processus de soin à prendre soin d’eau de façon globale.

Muriel : Oui et pour les soignants l’après-covid a été très difficile, on voyait des patients avec un haut niveau de tension et d’angoisse. Ça avait été très dur en termes relationnels, nous nous sommes retrouvés un petit peu désarmés et beaucoup de soignants se sont sentis impuissants et étaient eux-mêmes en détresse. C’est le tonneau des Danaïdes, on nous envoie sans cesse de la douleur et on fait ce qu’on peut avec ce que l’on a et ce que l’on sait, mais on se rend bien compte qu’on met un pansement sur une jambe de bois. On nous dit que c’est déjà bien de faire du nursing et d’accompagner psychologiquement, mais certains se sont retrouvés en burn out à cause de ça, de cette sensation d’échec.

Samantha : c’est quelque chose que tu as ressenti aussi ?

Muriel : Oui et c’est pour cela que je me suis également formée en ostéopathie, pour avoir une approche plus globale. La kinésithérapie touche essentiellement à l’appareil locomoteur, au muscle, à l’os. Avec l’ostéopathie, on ajoute des niveaux viscéraux et des niveaux plus subtils comme au niveau crânien. On a des techniques plus douces, plus fluidiques. Le yoga amène encore quelque chose de différent. En ostéopathie ce qui me frustrait c’était que le patient restait passif, c’était moi qui apportais le soin, il restait dépendant de moi alors qu’avec le yoga je peux proposer des thérapies dans lesquelles le patient redevient acteur. Quand je propose un exercice à un patient, je prends le temps de le créer en fonction de sa situation et de son histoire et je lui explique comment il va tricher dans cet exercice. Je donne maximum 3 exercices et souvent un seul. Même comme cela, les personnes ne le font pas. C’est difficile de trouver les ressorts et la motivation pour engager les gens dans leur parcours de rééducation.

Je forme les professeurs de yoga à mieux comprendre le mal de dos. Mon objectif n’est pas d’en faire des soignants, mais de faire en sorte que l’élève soit bien accueilli dans un cours, qu’on ne lui propose pas des choses infaisables, que les postures et adaptations soient appropriées. Il faut prendre en compte son vécu. Souvent, les professeurs de yoga n’imaginent pas le vécu de la personne qui souffre du dos. Si on commence avec un pranayama assis par terre, la personne lombalgique est mise en échec d’emblée sur quelque chose qui te paraît peut-être simple.

Je m’adresse à des enseignants ou à des pratiquants qui ont mal au dos. C’est de l’anatomie appliquée au yoga, on pourrait faire des heures d’anatomie descriptive sans être plus avancé, le plus efficace pour un enseignant de yoga qui veut s’orienter vers l’anatomie est de travailler les alignements et les adaptations possibles dans les postures. Savoir comment les corps raides et les hyperlaxes vont réagir et savoir rectifier les postures de ces deux types de morphologie. Avec un hyperlaxe par exemple, le travail rééducatif consisterait à aller moins dans les amplitudes et à travailler davantage en gainage. Si j’ai en soin une personne hyperlaxe, je ne, mais pas l’orienter vers le yoga, mais plutôt vers le Pilate, vers quelque chose de plus tonifiant. Le placement des bandha est l’une des clés pour améliorer les postures des hyperlaxes.

Je repense à une question précédente : tu m’avais demandé les postures dans lesquelles je voyais souvent des défauts. On a parlé des postures assises avec une personne qui n’est pas forcément bien positionnée sur les ischions au début donc on fait plier les genoux, on peut tracter les ischions en arrière, on peut peut-être plier les genoux et mettre un support… Il y a une autre posture dans laquelle 9 personnes sur 10 sont mal positionnées, c’est utkatasana la posture de la chaise. L’ancrage des membres inférieurs est rarement bon, on voit souvent des genoux en X (genu valgum), c’est quelque chose que je ne peux pas laisser passer en cours, ça me choque vraiment d’avoir des défauts d’alignement dans ces postures, il est possible que cela accentue des douleurs. La personne qui fait cela ne fait que travailler dans son défaut, elle ne progresse pas. On ne fait peut-être pas du yoga pour progresser, mais en tant que kiné je ne peux pas laisser passer cela. C’est une posture commune, très difficile à enseigner.

L’une des différences entre un prof de yoga et un kiné s’illustre ici : moi je ne fais jamais rentrer directement dans la posture de la chaise. On travaille les appuis plantaires à l’échauffement, puis on fait de petites flexions de genoux pour ressentir le placement du bassin et trouver comment déverrouiller les genoux en gardant des appuis plantaires corrects, et je fais descendre de plus en plus bas, je cale la respiration, puis on place les membres supérieurs. On ne commence pas par placer les membres supérieurs, c’est difficile même pour les yogi avancés. Le prof de yoga travaille son corps depuis le matin tandis que son élève a passé la journée assis, il faut du temps pour revenir dans son corps.

Samantha : as-tu des points que nous n’avons pas abordés à mentionner ou sur lesquels tu souhaites revenir ?

Muriel : oui, il y a un point sur lequel les professeurs de yoga manquent de vigilance, c’est la protection du périnée dans la posture du bateau (navasana). C’est une posture qui exerce une poussée très forte sur le plancher pelvien et souvent les profs de yoga sous-estiment les méfaits sur le périnée et sur la possibilité de descente d’organes à terme, notamment quand il y a des femmes en post-partum. Beaucoup d’élèves réalisent très mal cette posture, il y a une poussée sur le transverse abdominal avec le nombril qui ressort. C’est l’occasion de citer Bernadette de Gasquet qui a fait un vrai travail sur le périnée. J’ajoute une petite citation de mon enseignante d’ashtanga, Vanessa Brouillet, qui dit « Tenu, mais pas tendu ». Ça m’a beaucoup plu : il faut du tonus, mais ça part du centre, ça ouvre, sans aucune crispation.

Pour finir, je sais que ma position est assez claire : ma priorité est d’accompagner au mieux mon patient, pas de transmettre le yoga, donc les questions autour de l’anatomie et du yoga sont faciles à régler pour moi, mais je me doute que pour un enseignant de yoga c’est une autre histoire.