Un article bien différent de ce que je propose habituellement ! Ayant relu "Ainsi parlait Zarathoustra", je n'ai pas pu m'empêcher de noter les liens entre cette œuvre et les enseignements du yoga. Après quelques recherches, j'apprends que Nietzsche a eu un intérêt prononcé pour les philosophies orientales. Voici donc à la suite du texte original une vision yoguique du texte !

 

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, «Les trois métamorphoses»

Je vais vous dire les trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit se change en chameau, le chameau en lion, et le lion en enfant, pour finir. 

Il y a bien des choses qui semblent pesantes à l’esprit, à l’esprit robuste et patient, et tout imbu de respect ; sa force réclame de lourds fardeaux, les plus lourds qui soient au monde.

“Qu’y a-t-il de lourd à porter ?” dit l’esprit devenu bête de somme, et il s’agenouille, tel le chameau qui demande à être bien chargé. 

“Quelle est la tâche la plus lourde, ô héros, demande l’esprit devenu bête de somme, que je l’assume afin de jouir de ma force.

Serait-ce de s’humilier pour meurtrir son orgueil ? De faire éclater sa folie pour bafouer sa sagesse ?

Serait-ce d’abandonner une cause triomphante ? De gravir de hautes montagnes afin de tenter le Tentateur ?

Serait-ce de se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et de faire jeûner son âme pour l’amour de la vérité ?

Serait-ce, étant malade, de congédier les consolateurs et de lier amitié avec des sourds qui n’entendent jamais ce que l’on désire ?

Ou de descendre dans une eau bourbeuse, si c’est l’eau de la vérité, et de ne point écarter de soi les grenouilles froides et les crapauds cuisants ?

Ou encore d’aimer ceux qui nous méprisent et de tendre la main au fantôme qui cherche à nous effrayer ?”

Mais l’esprit docile prend sur lui tous ces lourds fardeaux ; pareil au chameau chargé qui se hâte à gagner le désert, il se hâte lui aussi de gagner son désert.

Il se cherche un dernier maître ; il sera l’ennemi de ce dernier maître et de son dernier Dieu ; il veut se mesurer avec le grand dragon, et le vaincre.

Quel est ce grand dragon que l’esprit refuse désormais d’appeler son seigneur et son Dieu ? Le nom du grand dragon, c’est “Tu dois”. Mais l’âme du lion dit : “Je veux !”

“Tu-dois” lui barre la route, tout brillant d’or, couvert d’écailles, et sur chacune de ces écailles brillent en lettres d’or ces mots : “Tu dois”.

Des valeurs millénaires brillent sur ces écailles, et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : “Toutes les valeurs des choses étincellent sur mon corps.

Toutes les valeurs ont été créées dans le passé, et la somme de toutes les valeurs créées, c’est moi.” En vérité, il ne devra plus y avoir de “je veux”... Ainsi parle le dragon. 

Mes frères, à quoi sert d’avoir ce lion dans l’esprit ? Pourquoi ne suffit-il point de l’animal patient, résigné et respectueux ? 

Créer des valeurs nouvelles, le lion lui-même n’y est pas encore apte ; mais s’affranchir afin de devenir apte à créer des valeurs nouvelles, voilà ce que peut la force du lion. 

Pour conquérir sa propre liberté et le droit sacré de dire non, même au devoir, pour cela, mes frères, il faut être lion. 

Conquérir le droit à des valeurs nouvelles, c’est pour un esprit patient et laborieux l’entreprise la plus redoutable. Et certes il y voit un acte de brigandage et de proie. 

Ce qu’il aimait naguère comme son bien le plus sacré, c’est le “Tu-dois”. Il lui faut à présent découvrir l’illusion et l’arbitraire au fond même de ce qu’il y a de plus sacré au monde, et conquérir ainsi de haute lutte le droit de s’affranchir de cet attachement ; pour exercer une pareille violence, il faut être lion. 

Mais dites-moi mes frères, que peut encore l’enfant, dont le lion lui-même eût été incapable ? Pourquoi le lion ravisseur doit-il encore devenir enfant ?

C’est que l’enfant est innocence et oubli, commencement nouveau, jeu, roue qui se meut d’elle-même, premier mobile, affirmation sainte.

En vérité, mes frères, pour jouer le jeu des créateurs il faut être une affirmation sainte ; c’est son propre vouloir que veut à présent l’esprit ; qui a perdu le monde, il conquiert son propre monde.

Je vous ai dit les trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit s’est changé en chameau, le chameau en lion et le lion en enfant, pour finir. 

Ainsi parlait Zarathoustra, et il séjournait alors dans la ville qu’on appelle “la Vache bariolée”.

Les écrits du philosophe Friedrich Nietzsche sont riches d’enseignements sur le fonctionnement de l’esprit humain et sur les possibilités d’évolution, de développement de la conscience. Les philosophies orientales n’étaient pas étrangères à Nietzsche mais il est difficile de voir à quel point celles-ci l’ont influencé. Tout le monde (ou presque !) a lu “Ainsi parlait Zarathoustra", la plus célèbre de ses œuvres. Les liens avec le yoga sont troublants, les concepts abordés tout au long de cet ouvrage attiseront forcément la curiosité d’un yogi qui y verra des parallèles très nets avec les enseignements du yoga. J’ai choisi un extrait qui décrit de façon poétique, pratique et profonde l’évolution de l’esprit humain : il s’agit de la fable du chameau, du lion et de l’enfant.

Ce qui est intéressant et qui n’est pas donné dans ce texte, c’est la transition entre les 3 phases. Comment passer de l’une à l’autre, comment permettre à l’esprit de faire ces grands sauts qui permettent d’évoluer, de passer des caps majeurs ? Ces quelques pages sont riches et tout comme les textes traditionnels du yoga, elles ont une densité qui nécessite quelques commentaires et un temps conséquent pour les intégrer !

Le chameau : celui qui porte des charges

La première métamorphose que Nietzsche nous présente est celle du chameau. L’esprit devenu chameau se plaît à porter les fardeaux les plus lourds, et souvent il supporte cette charge bien inutilement. Il est une bête de somme, sans conscience, tout juste bonne à porter les poids que d’autres ont voulu mettre sur son dos. 

Toute l’énergie disponible ne peut pas être canalisée, il faut donc trouver diverses façons de l’employer. Le chameau l’utilise pour porter des charges, et il y a chameau et chameau. 

Certains choisissent des charges, d’autres se laissent alourdir en se plaignant d’avoir tant à porter. L’inconscience nous amène à supporter plus de charge que nécessaire car nous n’avons pas, dans l’état “chameau” le plus bas, la capacité de voir ce qui est. 

Les chameaux les plus avancés (c’est à dire les plus conscients) pourront voir qui les charge, avec quoi, et auront une possibilité de choix, de liberté. Ils pourront refuser certaines charges qu’ils jugent inutiles et en accepter d’autres qu’ils valorisent. 

Une charge reste une charge… Mais cette évolution pourra peut-être libérer la bête de sa condition.

Le chameau, c’est l’état de l’esprit qui est englué dans la matière et les apparences, qui n’a pas le discernement nécessaire pour savoir ce qui lui convient profondément. On peut rapprocher cet état d’ignorance d’une personne chez laquelle le tamas est dominant. Ignorance, lourdeur, attachement très fort à la matière, manque de jugement seraient ses caractéristiques. 

Pour le chameau, porter cette charge est une fierté, il demande à chacun de placer ce qui l’encombre sur son dos. 

Tant que Brahma granthi, le nœud de l’animalité reste serré, l'esprit de l’individu reste chargé des fardeaux qui ne lui appartiennent pas et qu’il porte comme s’ils étaient les siens. Il subit le poids ce cette animalité qui n’est pas maîtrisée, il est esclave du corps et pense n’avoir aucune façon de s’en affranchir. Toutes les pensées qui sont de véritables charges, il croit réellement que ce sont les siennes. 

L’esprit qui est à ce niveau va, à cause de son ignorance, amener l’individu à faire tous les choix qui vont à l’encontre de son bien-être. Il trouve du sens en ajoutant des charges tout comme la majorité des individus rajoutent activités, contraintes, nourrissent la pensée dans une quotidien déjà très chargé tout en aspirant à davantage de quiétude. 

Transformation du chameau en lion 

C’est “au fond du désert le plus solitaire” que pourra s’accomplir la seconde métamorphose de l’esprit. Aucune autre condition ne semble requise, comment le chameau va-t-il dans le désert ? Qu’est-ce qui pourrait pousser un esprit qui cherche constamment à fuir le vide et l’absence de stimulation à se retirer ? Nietzsche ne l’explique pas, mais ce n’est peut-être pas un choix, plutôt une nécessité. Les charges sont devenues trop lourdes et ont mené à l’épuisement, la traversée du désert reste la seule option pour s’en libérer. Et cela fonctionne. Notre chameau est donc seul, il peut déposer des paquets au creux d’une dune et poursuivre son chemin, considérablement allégé.

Le lion, ou quand nous devenons roi de notre propre jungle

Une fois seul, le chameau devient lion. Il n’a plus d’injonction, et plus de direction non plus. Il a su s’enfoncer dans le désert (dans la solitude, le vide, l’intériorité), il peut alors abandonner ses charges. Tous ces “tu dois” avaient le mérite de le cadrer, de l’occuper, de lui dire où aller et pourquoi. Désormais il est seul maître à bord et le “je veux” peut remplacer le “tu dois”. Là aussi, il y a différents lions. 

Le plus inconscient des lions tombera dans l’euphorie de découvrir qu’il peut être son propre maître et sera donc un mauvais maître. Faire ce que l’on veut, en permanence, ce n’est que répondre au diktat d’un esprit malade. C’est croire que l’on est libre mais répondre à des pulsions, des injonctions intérieures. Cela est-il vraiment mieux que de répondre à des commandements extérieurs ? 

C’est prendre le risque d’être dirigé par nos peurs, le “je veux” comme seul maître n’amène nulle part. Le plus sage des lions comprendra que le plus dur reste de définir ce que l’on veut profondément, et de ne pas confondre le profond “je veux” qui émane du Soi et le “je veux” superficiel qui n’est que le cri des conditionnements qui cherchent à exister à travers nos actions.

Qui mieux que le lion symbolise l’épreuve où le nœud de l’ego est celui qui limite l’esprit ?

Cette seconde étape est la conquête de la liberté, ce n’est pas une mince affaire. 

Que reste-t-il une fois que ces poids ont été déposés ? Il reste l'ego, la personnalité qui lutte pour exister. C’est maintenant elle qui est mise en avant, sans aucun fardeau pour la masquer. La croûte des conditionnements est encore présente et emprisonne l’esprit qui aspire à la liberté. Le lion devra, pour s’en défaire, abandonner toutes ses dernières charges, tout ce qui, croit-il, fait encore partie de lui. C’est un détachement du statut social, du prestige, du jugement que les autres vont porter sur nous et de celui que nous portons sur nous-même… Bref, de tout ce vernis tantôt agréable pour les yeux, tantôt gênant. 

Kali est à l'œuvre dans ce désert aride et veille pour aider ceux qui en ont le courage à trancher les derniers attachements. C’est un pas de plus vers le vide. 

Pourquoi et comment le lion devient-il enfant ?

La transformation doit intervenir pour changer d’état et trouver l'innocence de l’enfant. Pour passer de chameau à lion, on se débarrasse des fardeaux extérieurs. Pour passer du lion à l’enfant, il faudra quitter ses fardeaux intérieurs. La véritable liberté ne pourra être conquise qu’au prix de cette dernière transformation.

L’enfant, cet idéal de liberté

L’enfant est mouvement, par opposition à la rigidité du lion qui était encore attaché à quelques valeurs qu’il souhaitait immuables. L’énergie dominante est sattva, présence, légèreté. Il lui reste à trancher le nœud de Rudra, l’ultime obstacle à la montée de l’énergie.

Il joue pour jouer, pas pour gagner, il agit en étant centré sur l’instant et non sur le but. Il est intensément présent, cet enfant, contrairement à ces animaux qui ne voyaient l’instant présent que comme une marche supplémentaire vers l’après. 

“Celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde” nous dit Nietzsche. L’enfant est une roue qui roule sur elle-même : aurait-il conscience du samsara, de ce mouvement, de cette re-création permanente ? 

Cet enfant a tout d’un Nataraja : il danse, il se meut et même entouré de flammes il reste imperturbable, si bien qu’elles ne l’atteignent pas. Il détruit le monde extérieur, il crée le monde intérieur et tous les karmas qui n’ont plus rien à quoi se raccrocher puisque les conditionnements se sont effrités lors de sa transformation. Il peut donc danser en toute insouciance même s’il danse vers sa fin. 

Conclusion

On nous parle ici de trois métamorphoses. La première est celle de l’esprit en chameau, mais qu’y avait-il avant le chameau ? Et l’enfant est-il la dernière qu’il peut prendre ? La vision très linéaire de ces trois états présentés ici est évidemment une présentation, une façon de formaliser cette observation. 

Nous sommes certainement tous un peu chameaux, lions et enfants à la fois. Grâce à ce texte, nous obtenons des clefs pour conscientiser le passage d’un état à l’autre et pour acquérir une capacité d’action. Nous savons désormais, si nous nous enlisons dans les travers du chameau, qu’il est temps de trouver un désert pour reconnaître et déposer les charges. Si nous restons un lion prisonnier des “je veux” qu’il croit être les siens, nous pouvons aller vers davantage de silence, de légèreté, vers moins de saisie. Et lorsque nous expérimentons l’état de l’enfant, nous sommes à même de le reconnaître et de le goûter en conscience.